J’ai entretenu une longue relation avec une femme qui n’eut lieu que sur le papier. Je ne parle pas d’une correspondance amoureuse mais d’une femme dessinée, faite d’encre et d’aplats colorés, que je rencontrais dans un album de bande dessinée. Je lui dois beaucoup et je lui suis reconnaissant d’avoir existé au moment où mon corps, mon esprit et mon cœur maladroitement se construisaient. Apparition fragile, être de fiction, elle me paraissait alors plus vivante que les jeunes filles de chair que je croisais dans la cour du collège, dont je n’osais pas m’approcher, que je n’osais même pas regarder, ou seulement de loin, en prenant l’air de penser à autre chose, des fois qu’on me prenne à manifester de l’intérêt pour elles. Elle eut une place dans ma vie ; c’est loin, tout ça, mais quand elle réapparaît je dis tout haut ma dette, je le dis pour rire même si je sais qu’au fond c’est très sérieux.
Elle était un personnage inventé mais elle joua un rôle important dans la construction réelle de la femme que je souhaitais connaître, la femme idéale, comme on dit, au moins la femme désirée, aimée – aucun mot n’est le bon car ceci ne se résume pas en un mot, alors disons la femme qui me convient, la femme qui vient avec moi, celle dont j’aurais souhaité la compagnie, et qui maintenant, sous d’autres traits et sans le secours de la fiction, m’accompagne vraiment ; pour de vrai.
Je n’ai toujours pas dit son nom mais elle n’en a pas besoin puisqu’elle n’est qu’un dessin, une silhouette à l’encre et coloriée au pinceau. Si j’avais prononcé son nom, elle n’y aurait pas répondu, alors à quoi bon. À cette époque de solitude pourtant j’envisageais de le murmurer le soir dans mon lit, pendant les longues fictions enfantines que je déroulais en cherchant le sommeil.
Laureline.
Je ne le faisais pas vraiment mais je le pensais très fort, comme si avec beaucoup d’énergie la rêverie pouvait devenir vraie. Je le croyais alors, je le crois encore maintenant, sous une forme plus reconnue puisque j’entreprends de raconter des histoires par écrit et d’en faire des livres, espérant que l’on croit ce que je raconte, au moins un peu, le temps de les lire.
De métier elle était agente spatio-temporelle, ce qui ne favorise pas les rencontres, le monde du Service spatio-temporel de Galaxity étant un petit milieu très fermé auquel je n’avais absolument pas accès. D’un autre côté, grâce à ce métier et à ses technologies associées, fumeuses mais efficaces, elle pouvait être partout et tout le temps, avant et après, ici et là ; elle pourrait me rejoindre plus tard, quand les poils auraient poussé sur mon corps, quand je n’aurais plus honte de ma peau lisse et nue sous laquelle ne se devinait aucun muscle, et que je ne cacherais plus par réflexe mes parties que je croyais honteuses dès que je craignais que l’on puisse les entrevoir. Dans les récits dessinés que je lisais on la disait venir de l’avenir, mais c’est du fond du passé qu’elle me rejoint aujourd’hui, puisqu’en écrivant ma dette je prends au sérieux sa contribution à ma construction. Elle était très compétente en son métier qui était de surgir partout pour dénouer ce qui entravait le cours du temps ; elle fut très importante pour moi car elle dénoua ce qui m’entravait, je ne le comprends que maintenant, et c’est en l’écrivant. Elle me permit de ne pas être tout à fait ce que j’aurais dû être.
Premier Parallèle
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