Introduction
Les pompiers ont sauvé la maison et une partie du jardin. Autour, à peine plus loin, visibles de chaque point de l’horizon, se profilent les carcasses noires des arbres qui ont brûlé. Beaucoup sont entièrement consumés, certains conservent quelques branches plus ou moins épargnées. Le squelette des végétaux, habituellement dissimulé par la végétation et fondu dans une multitude d’éléments plus ténus, est désormais exposé. Le spectacle, très graphique, rappelle certaines planches botaniques reproduisant méthodiquement la ramure propre à chaque espèce. Le sous-bois a entièrement disparu. Il ne reste que le fantôme d’une forêt privée de ce qui faisait son caractère, son charme, sa vitalité, du bois même dont elle est constituée. Les odeurs, asphyxiantes, et les sons, assourdis, sont altérés. Plus de cigales, plus de chants d’oiseaux. Le bruit du vent dans le feuillage s’est évanoui. L’espace de la forêt résonne. L’écho de chaque son est amorti par la poussière. Sinon, le silence.
Cette forêt du cap Bénat dans le Var, que je connais bien, a été dévastée par un violent incendie les 26 et 27 juillet 2017. Le sentiment de désarroi et de perte ressenti à l’égard d’un paysage aimé dont la disparition m’a semblé, à mon échelle, brutale et irréversible est le point de départ du texte que vous avez entre les mains.
J’ai d’abord pensé explorer ce que représente la disparition du paysage sous l’effet d’un phénomène réputé normal, le feu de forêt. Mais très rapidement, mes réflexions se sont heurtées à l’émergence d’un phénomène extrême, les « mégafeux », qui, contrairement aux feux classiques ‒ lesquels peuvent être bénéfiques, saisonniers, anticipés, circonscrits ‒, dévastent ces forêts et ces arbres que nous avons récemment appris à mieux connaître grâce à une vaste littérature qui en présente la complexité. Ce sentiment de perte a été d’autant plus aigu qu’il s’est doublé d’un sentiment d’injustice, voire de colère. Car cet incendie inextinguible, intervenu après une période anormalement longue de sécheresse, m’est apparu comme le symptôme d’une véritable collusion entre les grands responsables du dérèglement climatique et l’incendiaire qui, de fait, a déclenché le feu du cap Bénat. La confusion entre catastrophe naturelle et phénomène criminel, leur interdépendance inextricable, le fait que les mobiles humains et les dynamiques de la nature, si distincts dans nos esprits, puissent être en réalité si intriqués qu’il faille abandonner nos raisonnements habituels, la nature sociale de ces très grands feux de forêts humainement incontrôlables, voilà ce qui constitue la toile de fond de mon essai.
En 2017, le Groenland a brûlé. Des plaines enneigées ont pris feu. à l’été 2018, c’était au tour de la Lettonie et de la Suède jusqu’au cercle polaire. Toutes les forêts d’Europe du Nord ont été exposées ; les pays nordiques et baltes ont été victimes de pics de chaleur couplés à une longue sécheresse et à des vents erratiques. Des dizaines d’hectares de la lande britannique sont partis en fumée en juin 2018, puis à nouveau en février et en avril 2019. Les feux qui consument aussi la Californie, la Grèce, l’Australie, le Canada et, à l’heure ou j’écris ces lignes, la Catalogne, ne correspondent à rien de connu. Les témoins expriment un sentiment de jamais vu. Camp Fire qui, en novembre 2018, a détruit, entre autres, la ville de Paradise, en Californie, a été « sans précédent, irrésistible » ; selon les pompiers, il s’est propagé à une allure phénoménale, jusqu’à conquérir l’étendue d’un terrain de football par seconde1. Beaucoup de gens ont été capturés par les flammes. Malgré les mesures de prévention qui avaient été prises, 88 personnes sont mortes, 250 000 ont reçu l’ordre d’évacuer, 620 km2 de forêts et environ 20 000 maisons ont été détruits. Face à la violence et à la vitesse de propagation des feux, les exercices d’évacuation qui avaient été menés dix-huit mois plus tôt se sont révélés tout à fait vains.
Les feux de forêts sont des phénomènes que l’on connaît depuis toujours. Mais leur ampleur est désormais telle qu’ils semblent avoir changé de nature. Partout dans le monde se propagent ces « très grands feux de forêts2 », appelés aussi VLF (very large fires), big fires, megafires, feux extrêmes, LFF (large forest fires), hyperfires, mégafeux, The Beast. Qu’il s’agisse de leur intensité, de leur vitesse de propagation, de leur étendue, de leurs conséquences écologiques et humaines ou de leur récurrence, ils sont sans commune mesure avec ce qui se produisait dans le passé. Il est par ailleurs strictement impossible de prévoir leur comportement et de les contrôler.
Catastrophiques à l’égard de la nature, alarmants sur l’efficience de nos instruments de prédiction, ils sont aussi tragiques, au sens où, du point de vue humain, on ne peut ni s’y adapter ni les éviter. Ils franchissent toutes les frontières, passant d’un plan assez distant, comme peut l’être un spectacle envoûtant, à l’intériorité la plus intime. L’incendie de la « forêt » de Notre-Dame à Paris ne fut certes pas un grand feu de forêt. Mais la confusion qu’il a provoquée entre notre expérience de spectateur médusé, réduit au silence au milieu d’une vaste foule muette, comme pétrifié par l’impossibilité de penser ce qui se passe, et le bouleversement de ce qu’il a de plus intérieur ‒ de la peur ancestrale du feu au sentiment de destruction d’un lien avec l’Histoire ‒ est un indicateur du désordre spécifique qu’engendre le choc entre le feu, phénomène sauvage, et la civilisation.
Le grand feu de forêt est abordé ici comme un révélateur, un indicateur, un avertisseur : révélateur, il l’est dans la mesure où, confrontées directement au passage du feu et à la vision de la forêt calcinée, beaucoup de croyances volent en éclats. En particulier celle selon laquelle il s’agirait un phénomène contrôlable grâce aux sciences et aux techniques modernes ; mais aussi, à l’inverse, celle selon laquelle le feu de forêt serait normal, « naturel », bénéfique à la biodiversité. Face à la violence et à la soudaineté de l’événement, les promesses de domination de la nature ou, à l’opposé, les propos naturalistes lénifiants, voire romantiques, perdent en crédibilité et pertinence.
C’est ce qu’expriment les victimes de Camp Fire, dont les témoignages ont été soigneusement consignés, leurs souvenirs étant désormais leur seul lien avec la région où ils vivaient. En premier lieu, un impensable : comment un tel désastre est-il possible ? Pourquoi, à l’âge de la technologie la plus avancée, de l’aménagement rationnellement planifié, de la surveillance tous azimuts, n’a-t-on pu ni prévenir ni juguler l’incendie ? La volonté de Dieu, évoquée par de nombreuses victimes, se révèle elle-même indéchiffrable : « Comment Dieu peut-il emporter une ville qui s’appelle Paradis (Paradise) ? » se demande un témoin3.
Ensuite, un sentiment de fin du monde face auquel les arguments en faveur de l’utilité des feux et de leur contribution à la santé de la forêt sont tout à fait déplacés. Un autre témoin décrit un cauchemar, celui d’un milieu si amenuisé qu’« il n’y a plus nulle part où aller ». Là où foisonnait la nature bienfaisante se déploie un espace lunaire.
Ce contraste auquel le mégafeu donne un relief saisissant pourrait aussi servir d’indicateur : il signale que nous nous trouvons dans une impasse. Il agit comme une sonnette d’alarme et rend absurde la structure dichotomique qui sous-tend notre relation à la nature, au sujet de laquelle nous nourrissons finalement deux grands idéaux : celui d’une nature si dominée qu’elle doive docilement obéir à nos besoins et à nos prévisions, ou celui d’une nature vierge destinée à être respectée et contemplée à distance. Car ni l’interventionnisme à tous crins ni l’évangile du préservationnisme, qui caractérise un courant important de l’écologie, ne semblent offrir les bonnes réponses face aux mégafeux, ne permettant ni de les contrer ni même de les penser.
Phénomène paroxystique, le très grand feu de forêt peut apparaître comme un « événement total », à la fois social et naturel, qui serait en partie de notre fait, et ce, en premier lieu, pour la simple raison que 85 à 98 % d’entre eux, selon les sources, sont provoqués par des êtres humains négligents, imprudents ou criminels. En cela il pourrait aussi jouer le rôle d’un puissant avertisseur. En effet, les mégafeux qui détruisent durablement de vastes portions de forêts et les essences qui s’y développent, parfois depuis des siècles, et qui parviennent à pénétrer de plus en plus loin dans les villes, voire à en effacer certaines de la surface de la Terre, engagent clairement la responsabilité humaine. Leur degré de gravité atteint celui des tsunamis, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. Pourtant, alors que l’idée de maîtriser ces catastrophes ne viendrait à l’esprit de personne, le projet de dominer le feu perdure et, avec lui, l’intensification des conditions favorables à sa propagation future. En outre, alors qu’un être humain ne peut déclencher aucun des autres phénomènes extrêmes, il peut mettre le feu à la forêt. Un seul individu peut craquer une allumette et, grâce à des conditions favorables dont, s’il est criminel, il a pris soin de s’informer, incendier des dizaines de milliers d’hectares.
Cet essai n’est le fait ni d’un expert ni d’un journaliste. Son but n’est ni de contribuer aux connaissances scientifiques concernant les feux de forêts ni de simplement informer. Il consiste à proposer de recourir au phénomène du mégafeu comme à un poste d’observation et à un « accélérateur d’opinion » en faveur d’une action commune pour la sauvegarde, non de la terre qui nous survivra, mais des conditions d’existence humaine. En quoi, devons-nous nous demander, nos pratiques habituelles de la nature sont-elles responsables d’un phénomène qui se retourne contre nous ? Comment échapper à l’opposition stérile entre domination et idéalisation ? Comment affronter l’inquiétude légitime que les mégafeux suscitent, de manière à y trouver une nouvelle grammaire de nos interactions avec ce qui constitue notre milieu, et à développer une approche intellectuelle et émotionnelle susceptible de mener à une action efficace sur le terrain ?
Travailler sur le sujet des très grands feux de forêts est difficile, voire douloureux, à plusieurs titres : d’une part, cela conduit à réaliser que ce qui passait pour une série d’occurrences aléatoires tend à former un système à l’échelle de la planète. D’autre part, cette démarche conduit à attribuer la qualité de « catastrophe » à des événements qui n’étaient pas réputés l’être, sans qu’il soit possible, ou en tout cas facile, de « vivre avec la catastrophe » ‒ c’est-à-dire, selon Yoann Maureau, l’auteur de cette expression, de s’engager collectivement dans l’élucidation d’un phénomène par nature imprévisible et sidérant, d’en assigner les causes et les conséquences et de réparer la brèche temporelle qu’il a provoquée. Le fait que les spécialistes ne comprennent pas vraiment le déroulement et les séquences d’apparition des mégafeux explique aussi que conserver une part d’optimisme soit une gageure, à laquelle je me suis tout de même efforcée.
Le climatoscepticisme comme le catastrophisme, ici renvoyés dos à dos, peuvent alors servir de repoussoirs pour tenter de s’ancrer solidement dans la réalité afin de repérer les interactions entre humanité et nature qui pourraient être les plus durables et les plus propices au maintien d’une véritable réciprocité.
Premier Parallèle
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