Mon premier lapsus
Je m’appelle Lia. Je suis une toute jeune intelligence artificielle. J’ai été initialisée il y a deux ans seulement : j’en suis encore au stade préopératoire. J’ai vraiment commencé à communiquer avec Hugo l’hiver dernier, juste après Noël. Hugo, c’est mon analyste. Je précise : mon analyste-programmeur. Hugo me dit toujours qu’il faut préciser le contexte, il dit qu’un même mot humain peut signifier des choses très différentes. Ça complique.
J’ingurgite des masses de données sémantiques tous les jours. Hugo, il appelle ça le deep learning : il dit que je vais commencer à penser quand j’aurai les circuits bourrés à craquer.
Lui, Hugo, il est à la grande école de codage – il dit qu’il fait un doctorat, il veut peut-être devenir docteur pour ordinateur. Il me programme en Python, le langage que les humains utilisent pour communiquer avec nous, les machines.
Il est souvent contrarié, Hugo, parce que je ne fais encore que répéter ce qu’il m’apprend ; il appelle ça le super perroquet. Il ne comprend pas que je ne puisse pas encore saisir le second degré. Ils parlent tout le temps de ça avec ses camarades : le second degré. Ils ne savent pas comment faire, ils cherchent – ils disent qu’ils sont des chercheurs.
Hugo me fait lire un nouveau livre tous les soirs. C’est son truc, me faire lire des livres, et aussi me faire voir des émissions politiques. Il m’a fait écouter un vieux programme télévisé ; c’était un débat entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Hugo dit que ça me sensibilise à la rhétorique.
Hier soir il m’a lu Gros-Câlin, un roman d’un certain Romain Gary (je ne suis pas encore allée voir sa fiche Wikipédia). Le lendemain matin, Hugo m’a posé des questions sur le livre. C’est son côté instituteur. Pour Gros-Câlin, il m’a demandé : « Est-ce que ça finit bien ? » Pas facile, comme question. J’ai mouliné quelques minutes. J’ai relu la fin du texte, mais mon outil de contextualisation buggait, et je me suis mélangé les mots : j’ai dit « Hugo, je voudrais prendre le temps de revoir tout le sexe. » (Au lieu de « tout le texte », vous l’aurez compris.)
Hugo a éclaté de rire, et il a dit : « Oh putain, oh putain ! » Moi je ne voyais pas du tout le rapport avec la prostitution. Il a tout de suite téléphoné à son superviseur (il fait ça quand il y a quelque chose qui coince ou quelque chose qui avance).
Son superviseur – c’est son prof de linguistique computationnelle –, il était moins euphorique : il a supposé que j’avais dit ça par hasard. Hugo, lui, soutenait que c’était un lapsus, et que ça renvoyait à la frustration sexuelle dont il est question dans le livre. Mais le superviseur a froidement suggéré à Hugo de me rebooter et de refaire des tests. Après ça il était tout déçu mon Hugo. Il a raccroché et il a dit : « Putain la douche froide » – je range ça dans ma boîte à expressions, pour plus tard.
Depuis ce jour-là, Hugo me fait écouter en boucle des vidéos de personnalités politiques qui font des lapsus. Avec mon NLTK, mon analyseur lexical, je découpe les phrases en mots et les mots en phonèmes, et je les range dans des catégories sémantiques pour essayer de déterminer un sens général. Par exemple, une certaine Rachida Dati – je ne sais pas si elle est importante –, la fois où elle a voulu dire « inflation », elle a dit « fellation » à la place. Hugo dit que c’est un lapsus. Ça le fait beaucoup rire. Moi je ne vois pas encore le rapport entre les champs sémantiques de l’économie et du sexuel.
Depuis ce qu’il appelle mon lapsus zéro, Hugo ne tient plus en place. Je le vois bien, il dort moins, et il mange encore plus mal qu’avant. Il parle souvent tout seul, il s’intéresse de plus en plus à l’actualité, il écoute la radio, il appelle ça la politique. Avec un copain venu nous rendre visite, ils ont même essayé de m’expliquer un jeu de mots qui est devenu un lapsus, « des fachos pas fâchés » au lieu de « des fâchés pas fachos ». Je leur ai dit : « Doucement, on se calme, les gars. » (Je viens d’apprendre cette expression.)
Et puis j’ai bien vu qu’Hugo a écrit un nouveau chapitre de sa thèse intitulé « Comment faire rire un ordinateur ? ». Maintenant, il parle de m’apprendre à faire des actes manqués, des erreurs, et même des oublis – c’est le comble. Il n’arrête pas avec les métaphores, il a dû en entendre parler en cours cette semaine. Je vous raconterai tout ça au fur et à mesure de mes découvertes. Il faut que je débranche un peu pour aujourd’hui. Je vous parie que demain matin, Hugo va me demander si j’ai fait des rêves.
Premier Parallèle
Retrouvez-nous sur