Avez-vous déjà lu Don Quichotte ? Si vous ne l’avez pas lu, ce n’est pas une catastrophe. Car ce qu’il y a d’étonnant avec certains livres – et Don Quichotte en fait partie –, c’est qu’on n’a pas besoin de les lire pour connaître les héros dont ils parlent. Que vous ayez lu ou non ce livre, je suis sûr que vous avez déjà entendu parler de ce vieil homme qui se fait appeler « le chevalier errant ». S’il se fait appeler le chevalier errant, c’est parce qu’il adore lire. À tel point qu’il finit par se persuader que les livres racontent la vraie vie. Et c’est en lisant des livres de chevalerie, justement, qu’il en vient à se croire chevalier. Avec toute sa vieillesse, Don Quichotte part ainsi, chevauchant sa vieille jument, combattre le mal dans toute l’Espagne. Hélas – ça aussi, vous en avez certainement entendu parler –, la vie se passe rarement comme dans les livres, et rien, pour Don Quichotte, ne se déroule comme prévu.
On n’a pas besoin de lire Don Quichotte pour savoir tout cela. D’ailleurs, maintenant, vous aussi vous le savez. En revanche, si on lit Don Quichotte – et ça prend un certain temps –, on tombe sur des phrases énigmatiques. Des phrases qui ressemblent à des portes fermées à clef. Et parmi ces phrases fermées à clef, une entre toutes m’a donné pour l’ouvrir bien du fil à retordre. Pour qu’elle vous étonne autant que moi, cette phrase, je dois vous préciser que c’est Don Quichotte lui-même qui la prononce, quand il énumère toutes les qualités que doit posséder selon lui un vrai chevalier errant. Il dit alors cette chose bien mystérieuse :
Mis à part que le Chevalier errant doit être paré de toutes les vertus théologales et cardinales, je dis qu’il doit savoir nager aussi bien que le faisait Nicolas Poisson.
Alors, qu’un chevalier doive se montrer théologalement et cardinalement vertueux, ça, je le comprends... si, si, je vous assure... Et si j’entreprenais de vous expliquer le sens de « théologal » et « cardinal », vous le comprendriez aussi parfaitement. Mais que peut bien signifier « nager aussi bien que Nicolas Poisson » ? Parle-t-il d’un poisson qui s’appellerait Nicolas ? Ou d’un Nicolas qui serait un peu poisson ?
Les notes de bas de page, quelle que soit l’édition, ne m’apprenant rien ou presque, je plonge alors dans de longues et fastidieuses recherches, et je tombe sur un vieux livre, De nugis curialium – c’est du latin –, écrit en 1180 par un Anglais nommé Walter Map, dans lequel est consignée la vie de tous les hommes célèbres de son époque. C’est dans ce livre que je découvre qu’en Sicile vivait un jeune paysan du nom de Nicolas, qui passait pratiquement toutes ses journées à nager et à plonger. Nicolas connaissait si bien la mer qu’il était capable, raconte l’auteur, de prédire les tempêtes. Il pouvait aussi – et cela étonnait encore plus – retenir si longtemps sa respiration qu’on le voyait très rarement sortir la tête de l’eau. On dit même qu’un jour le roi de Sicile donna l’ordre à Nicolas de plonger dans le détroit de Messine et de lui décrire à son retour les profondeurs inconnues.
Ces prodigieuses capacités de plongeur firent bientôt de Nicolas un être de légende. Aussi, après sa mort, on se mit à raconter toutes sortes de choses étranges sur lui. Qu’il ne pouvait pas vivre sans l’odeur de la mer, ni s’éloigner du rivage ; qu’il avait été maudit par ses parents et condamné à nager éternellement ; ou encore qu’il avait fini dévoré par des monstres marins après avoir atteint une profondeur inimaginable. Mais ce que l’on disait surtout, c’est qu’à force de rester dans la mer, la mer l’avait changé. Certains assuraient même que si Nicolas avait reçu le nom de « Poisson », c’était parce que – je l’ai lu – « il n’avait pas seulement abandonné les mœurs des hommes mais aussi leur visage ; Nicolas était livide, écailleux, horrible ».
L’eau pourrait-elle à ce point changer l’être humain ?
Premier Parallèle
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