J’ai conçu ce livre comme une boîte à outils. Une boîte à outils dont la vocation est de mettre à la disposition des lectrices et des lecteurs quelques notions capables d’éclairer les mouvements de la mondialisation et de rendre tangible le fait que ceux-ci reposent – c’est le propos central de l’ouvrage – sur une logique d’incorporation, c’est-à-dire de transformation d’êtres humains et non humains en des corps qui peuvent être mis au travail et exploités. Cette idée m’est venue à la suite d’une enquête ethnographique au long cours, durant laquelle je peinais à comprendre ce qui se passait sur le terrain. J’étudiais la manière dont les firmes pétro-gazières se déplacent à travers le monde et modifient leurs ancrages territoriaux pour s’engager dans la transition énergétique. Concrètement, je m’intéressais aux dynamiques spatiales des multinationales qui consistent à abandonner des ancrages fossiles – comme les plates-formes pétrolières – et à développer en parallèle des ancrages renouvelables – comme les parcs éoliens. Cette enquête s’inscrivait dans un moment – les années 2010 – où le foisonnement de projets renouvelables aux quatre coins de la planète dessinait les contours d’un nouveau paysage énergétique mondial. Des fronts de mondialisation s’ouvraient un peu partout, sur terre comme en mer, aussi bien sur des îles reculées, riches en vent, soleil et biomasse, que dans les périphéries encombrées des mégalopoles. Comment parler de cet élan global ? Comment décrire ce mouvement dans lequel s’étaient lancées les firmes pétro-gazières ? Sur le terrain, la cohérence des grandes théories recouvrait les choses d’un voile de mots, laissant intacte l’indistinction de ce qui se produisait sous mes yeux. Avec la politologue Suzanne Berger, j’avais appris que la mondialisation se développait par « fragmentation » et par « modularisation » des chaînes globales de production. Avec le géographe David Harvey, j’envisageais la mondialisation comme une logique spatiale d’accumulation du capital. Avec les philosophes Michael Hardt et Antonio Negri, j’étais convaincu qu’elle était la manifestation du déclin de la souveraineté des États-nations. Pourtant, dans la pratique, en observant une firme pétro-gazière française tenter de monter un projet de centrale électrique sur une île reculée des Philippines, je ne voyais ni chaînes de production modulaires ni États-nations évanescents, mais des personnes, des plantes, des infrastructures, et de nombreuses frictions entre tous ces acteurs.
Il devenait clair que, pour dissiper le brouillard empirique dans lequel j’étais plongé, j’avais moins besoin d’une théorie générale sur la mondialisation que d’une méthode pour observer ses mouvements ordinaires. En relisant mes carnets de notes à la lumière de cette intuition, je redécouvrais avec intérêt, en marge de longs récits laborieux sur l’organisation des multinationales, les descriptions d’oiseaux rencontrés çà et là – aux Philippines, en Chine, à Singapour. Ma passion immédiate pour le comportement rusé du Martin de Java, pilleur consciencieux et bavard impénitent. La beauté gothique du Drongo à raquettes et de son inquiétant regard rouge. Le constat était clair : j’arrivais bien mieux à observer les oiseaux que les entreprises, et je décidais de m’inspirer de ce que je savais voir pour apprendre à regarder ce qui m’échappait.