Un jour, notre broyeur de café est tombé en panne. C’est arrivé un matin, subitement, sans prévenir. Nous l’utilisions depuis plusieurs années et n’avions jusqu’alors jamais rencontré de problème. Jusqu’à cet arrêt brutal, il avait broyé des dizaines de kilos de café sans demander d’entretien particulier. Nous avons consulté le mode d’emploi fourni avec la machine, visionné des vidéos sur Internet, tenté de démonter quelques pièces pour observer ce qui se passait à l’intérieur de notre appareil – en vain. Cette expérience finalement assez banale nous a interpellés. Comment était-il possible que nous soyons incapables de réparer cette machine pourtant assez simple ?
C’est souvent lorsque les choses cessent de répondre à nos exigences que nous faisons l’expérience très banale de notre rapport insatisfaisant à la technologie : nous passons notre temps à utiliser des machines dont le fonctionnement nous échappe totalement. L’illusion de maîtrise qu’elles nous procurent se retourne en impuissance en un instant. Quelque chose doit changer.
Pour désigner les objets techniques ou technologiques que nous utilisons au quotidien, on peut parler d’« outils », d’« instruments », de « machines », d’« appareils » ou encore de « dispositifs numériques ».
Un marteau est un outil parce qu’il prolonge une fonction organique ; un microscope est un instrument parce qu’il amplifie l’un de nos cinq sens ; une presse lithographique est une machine parce qu’elle est constituée d’un assemblage de mécanismes ; une radio est un appareil parce qu’elle a besoin d’être branchée à des infrastructures pour fonctionner ; enfin, une application sur un smartphone pourra être qualifiée de dispositif numérique puisqu’elle doit, pour fonctionner, assurer la coordination en temps réel de plusieurs objets numériques connectés.
Pour décrire avec précision les outils, les instruments, les machines, les appareils et les dispositifs numériques qui nous entourent, il est également intéressant de faire la distinction entre deux notions : le « technique » et le « technologique ». En résumé, les objets techniques sont utilisables de manière autonome, alors que les objets technologiques doivent souvent mobiliser de nombreuses ressources auxiliaires pour fonctionner correctement.
Autrement dit, si vous êtes sur une île déserte, vous pourrez vous servir sans problème d’un objet technique, comme un marteau, un cric ou un crayon. En revanche, il vous sera vite impossible de faire fonctionner un objet technologique comme un téléphone portable si vous n’avez pas accès à une prise électrique, à un opérateur téléphonique ou à une antenne 5G.
Dans le monde actuel, les choses sont à vrai dire encore plus complexes. Par exemple, lorsque nous consultons une application bancaire sur notre téléphone, des fragments de terre rare prélevés quelque part en Afrique permettent à des circuits électroniques fabriqués en Asie de collecter des informations pour actualiser des bases de données hébergées en Europe du Nord, et ce, afin d’optimiser notre expérience utilisateur. Comme on le voit ici, les objets technologiques et les réseaux sociotechniques qui leur sont associés forment à présent de vastes ensembles interconnectés. Dans ce contexte, il est difficile de dire où commencent et où s’arrêtent ces objets hyperdimensionnels. Quelles ressources pratiques et théoriques mobiliser pour mieux appréhender leur réalité complexe ?
Le philosophe Timothy Morton a proposé le terme d’« hyperobjet » pour décrire, entre autres, la matérialité de ces assemblages complexes. Il s’appuie sur l’exemple de la voiture. Les véhicules thermiques sont des hyperobjets, nous dit-il, car leur physicalité ne se limite pas à leur carrosserie, à leur moteur et à leur batterie. En effet, chaque fois que nous tournons la clé d’une voiture, nous activons une multitude d’effets en cascade, qui vont de l’extraction de pétrole à l’émission de CO2, en passant par l’augmentation des maladies respiratoires et la déforestation de certaines zones de la planète pour favoriser la production de caoutchouc. Selon Morton, cette série de conséquences peut être considérée comme une extension de la matérialité des véhicules thermiques.
À l’image des voitures, la plupart des objets technologiques sont en réalité des formes particulières d’hyperobjets. Ainsi, il serait presque impossible de tracer les contours qui délimitent la matérialité d’une centrale nucléaire, d’une caméra de surveillance connectée ou d’un serveur informatique.
En se transformant en hyperobjets, les objets technologiques sont devenus des entités dont la dimensionnalité et la complexité dépassent largement ce que notre cerveau humain peut intégrer. À cause de cette incommensurabilité, nous ne pouvons plus envisager de connaître un objet technologique dans sa totalité. Il nous faut, d’une certaine manière, faire le deuil de cette possibilité. Mais ce constat ne doit pas pour autant neutraliser notre curiosité.
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