Je n’ai pas toujours préféré les histoires infimes et intimes aux affaires imposantes et publiques du monde. Longtemps, même, je les ai fuies, persuadée que les vies personnelles ne nous regardaient pas, nous, journalistes. Comprendre les grandes histoires du présent était notre seule mission ; la politique et la géopolitique, mes obsessions. Mais la réalité résiste à ces frontières artificielles entre public et privé, historique et ordinaire. Dans les replis des vies se trament les convulsions des sociétés : l’intime inclut « l’humanité et la civilisation qui traversent ma personne1 ». Pourquoi ne pas raconter plus souvent les codes amoureux à Jakarta, l’empreinte de la poésie dans la vie quotidienne à Téhéran, les parties de foot sur les plages d’Algérie, les apéros et les anniversaires, les soirées de belote et les après-midi de pétanque, les petits plats et les grands de chaque jour ? La texture profonde des sociétés tient aussi dans ces passions minuscules. Or elles nous échappent.
Mon désir d’un journalisme hétérodoxe s’est intensifié à mesure que se multipliaient les chaînes d’information en continu et leur litanie de catastrophes ; que l’Internet maintenait ouvert en permanence le robinet à nouvelles ; que les réseaux sociaux triomphants amplifiaient tout. J’ai aimé ce nouveau monde, mais quelque chose, vraiment, clochait. Parce qu’il fallait nourrir la machine ogresque à produire de l’actualité, la moindre sortie d’un nouveau téléphone devenait événement, le moindre froncement de sourcils d’un notable méritait examen, la moindre opinion fournissait matière à scandale. Mais toujours pas tel premier jour d’école ou tel pot de départ en retraite, tel conflit de voisinage ou telle maladie. Ces événements-là, dit-on, sont insignifiants. Ils représentent pourtant 90 % du réel. Et témoignent, chacun à leur manière, de l’expérience de vivre commune, celle que l’on prétend banale, celle que nous possédons tous en partage.
Je me reconnaissais de moins en moins dans la définition médiatique de l’important. Un entretien avec l’historien Marc Ferro avait déclenché ma lente mue. Au début des années 2000, il m’avait confié son étonnement devant les résultats d’une enquête menée dans la France rurale des années 1980. À la question « Quels sont pour vous les principaux événements du XXe siècle ? », les habitants avaient d’abord répondu « la Seconde Guerre mondiale », sans surprise. Mais au deuxième rang, ils n’avaient placé ni la Première Guerre mondiale, ni la révolution russe, ni l’invention de la bombe atomique, ni le premier homme sur la Lune, entre autres événements historiques marquants ; au deuxième rang, ils avaient mentionné l’« arrivée du tracteur » : « Les gens ne vivent pas dans l’histoire, ils vivent leur vie », avait dit Marc Ferro. En d’autres termes, les gens ne vivent pas dans l’actualité, ils vivent leur vie.
En prenant mon temps, j’ai commencé de creuser avec ce tracteur le sillon d’un média nouveau, vraiment différent, le média qui donne aujourd’hui naissance à ce livre. L’Intimiste est un magazine par courriel lancé en mars 2019 pour explorer les zones blanches du journalisme classique, proposer une autre hiérarchie de l’important. Les moments, les vies, les incidents, les lieux, les objets, les événements négligés et réputés minuscules y sont rois. Une femme qui part à l’aventure en solo pour échapper à un mariage toxique et devient un modèle à suivre, un éboueur qui se lance en poésie pour célébrer son métier et changer le regard collectif que l’on peut porter sur lui et ses collègues, une paysanne analphabète en deuil qui écrit son autobiographie sur un drap, une jeune fille qui s’efface pour devenir mère de l’enfant qu’elle porte et ne désire pas... Autant d’histoires inaperçues dotées ici de la valeur que revêt, ailleurs, un événement d’actualité. Les objets familiers que sont les bancs publics ou les vitrines retrouvent dans ces pages un peu de leur magie initiale ; l’histoire des poches rappelle jusqu’où vient se nicher la construction du genre ; la passion méconnue des Afghans pour les fleurs dit comme la beauté la plus ordinaire aide à vivre, même face au pire.
« Les journaux parlent de tout sauf du journalier », se désolait déjà Georges Perec en 1973 dans L’Infraordinaire 2. « Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, où est-il ? » J’espère que vous le trouverez en partie dans cette sélection augmentée et actualisée des meilleures histoires parues dans L’Intimiste. Elles ont été glanées au gré de mes déambulations curieuses et immobiles dans les notes de bas de page de l’Internet du monde entier et choisies parce qu’elles nous ressemblent et nous rassemblent, aussi personnelles soient-elles.
« Je crois qu’on écrit pour créer un monde dans lequel on puisse vivre3 », confie l’écrivaine Anaïs Nin dans son journal. Je raconte pour ma part ces épopées discrètes pour créer un monde dans lequel il ne soit plus nécessaire d’attendre une guerre pour s’intéresser au mode de vie des Ukrainiens, un mouvement social pour observer, un séisme pour découvrir l’est de la Turquie. Je rêve que l’on n’attende plus une tragédie pour révéler la grandeur des vies anonymes, comme l’ont fait certains quotidiens en proposant un portrait mémorial des victimes du 11-Septembre, du 13-Novembre ou du Covid. Nul besoin d’être riche, célèbre, puissant, héroïque, diabolique ou victime pour être un personnage fascinant. Toutes les vies comptent, tout le temps.
Les histoires réunies ici sont présentées au fil des saisons, ce rythme simple, doux et naturel de l’existence, qui prend une valeur singulière à mesure que l’accélération de tout s’impose. Parce que ces récits attentifs à ce qui change à petit feu nous invitent, d’une certaine manière, à reconquérir le temps de vivre ; et à décider, avec l’écrivain Michel Tournier, que l’année commence au printemps : « L’année ne commence pas le 1er janvier, elle commence le 21 mars. Par quelle aberration a-t-on pu détacher ainsi le calendrier humain de la grande horloge cosmique qui règle le cycle des saisons4 ? » Mais que cela ne vous empêche pas de lire dans l’ordre de votre choix ces chapitres-mois composés d’une vie singulière, de miscellanées étonnantes et d’un grand récit-enquête sur les modes de vie ; ces aventures sont tour à tour terribles et sublimes, tragiques et comiques, cruelles et tendres, douloureuses et merveilleuses ; comme la vie.
Premier Parallèle
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